Les pièges de la non-dualité

La Non-dualité est une voie spirituelle conduisant à la Réalisation du Soi. Le chercheur qui emprunte ce chemin sacré est amené à voir que le Soi est la Réalité ultime, que l'Absolu est en tout, qu'Il transcende, contient et embrasse tout ce qui est. La désidentification au corps et au mental conduit à la réalisation que notre nature véritable est Présence silencieuse et que notre individualité est l'une de ses nombreuses manifestations dans la matière.
Cette voie, axée sur l'Impersonnel, comporte cependant de nombreux pièges. En effet, plusieurs chercheurs spirituels engagés sur cette voie d'éveil ne sont pas toujours conscients qu'ils cherchent essentiellement :
•  un soulagement à leurs souffrances,
•  un sens à leur vie,
•  une solution à leurs problèmes existentiels.

Ces personnes ont souvent une authentique démarche spirituelle, un réel désir d'union avec le Soi. Néanmoins, tant que l'ego est blessé, la recherche du soulagement prédomine. Un sérieux travail de réhabilitation de l'ego sera donc nécessaire à quiconque souhaite emprunter ce chemin. Tant que les racines du mal-être n'ont pas été coupées, l'ego souffrant récupère les fruits du travail et se renforce bien plus qu'il ne s'affaiblit.
La profonde souffrance de l'ego est une névrose. Nous en sommes tous plus ou moins atteints. L'éveil à soi ne guérit pas la névrose, il permet de s'en dissocier. Comme elle est toujours présente, elle continuera d'affecter la personne, bien qu'elle soit éveillée à sa vraie nature. Se camper dans l'idée de vouloir disparaître ou défendre le postulat qu'il n'y a rien à faire est souvent le symptôme de problèmes profonds transférés en spiritualité.

Voici ce qu'a écrit Sri Aurobindo à ce sujet : "…ces choses, quand elles pénètrent ou se déversent d’en haut, elles apparaissent avec une grande force, suscitent un sentiment très vif d’inspiration ou d’illumination, une grande sensation de lumière et de joie, une impression d’élargissement et de pouvoir. L'apprenti yogi se sent libéré des limites normales, projeté dans un monde d’expériences nouveau et merveilleux, empli, élargi, exalté ; par ailleurs, ce qu'il vit se confond avec ses aspirations personnelles, ses ambitions, ses conceptions de l’accomplissement spirituel et les pouvoirs surnaturels qu'il a acquis.
Il se laisse très facilement emporter par cette splendeur et a l’illusion d’avoir réalisé quelque chose de définitif ou du moins de souverainement vrai. À ce stade, il lui manque d’ordinaire la connaissance et l’expérience indispensables qui lui diraient que ce n’est là qu’un début très incertain et très mélangé ; il peut ne pas comprendre tout de suite qu’il est encore dans l’ignorance cosmique, non dans la Vérité cosmique, moins encore dans la Vérité transcendante. Toutes les idées-vérités formatrices ou dynamiques qui ont pu descendre en lui sont seulement partielles et d’autant plus amoindries qu’une conscience encore impure les lui a offertes."

Ce sage indien fait ici référence à la période critique que rencontrent les apprentis. Le nouvel éveillé vit une période transitoire où l'ego est fréquemment dans le déni de sa propre identité. Il proclame que tout est illusion, ajoutant ainsi du néant à une vie souvent déjà dénuée de sens où la joie est absente.
La vérité de l'éveil dissout la croyance que nous sommes séparés. La dualité sujet/objet est anéantie puisque le sujet n’existe plus. La séparation qui opposait les phénomènes à Être s’est envolée, seule l’Unité demeure. Le Vide vivant apparaît comme la plus grande évidence. La Présence accomplit les gestes, préside aux relations qui sont maintenant empreintes de douceur et de bienveillance.
Au début, la vision se porte sur le non-manifesté, l’absolu ; plus tard, elle se porte sur la manifestation, les phénomènes. Cette seconde période est l’objet d’une prodigieuse découverte : je suis tout. Je me reconnais à travers la multiplicité. Je me rencontre dans chaque être humain, arbre, fleur ou nuage. Tout est Soi ! Le cœur s’ouvre, aime et se reconnaît en toute chose. C’est profondément extatique.

Un courant spirituel appelé "Néo-Advaïta", né il y a quelques décennies, proclame au travers de ses enseignants que dans la réalisation du Soi :

•  "je" n'existe pas,
•  tout est illusion,
•  il n'y a pas de chemin,
•  il n'y a rien à faire,
•  il n'est pas nécessaire de faire de travail sur soi.

Ces propos, coupés de la réalité, ont un certain écho auprès de ceux qui ont du mal à vivre et cherchent un exutoire. Il est amusant de constater qu'il y a forcément "une personne" qui témoigne du fait qu'il n'y a personne !… Ici, en l'occurence, l'ego qui affirme ne pas exister.

Lorsque la conscience personnelle bascule dans la conscience impersonnelle, ceux qui nient le "je" individuel, n'ont pas encore vécu la naissance du soi en Soi. Ce passage est appelé "résurrection" dans le catholicisme.
Le nouveau soi naît d’un élan du cœur. Il se présente avec la fraîcheur et la candeur d’un nouveau-né. Il est ouvert, disponible, se laissant traverser par la vie. Son origine n’est pas le mental, mais la Source divine, vivante et vivifiante. Cet ego est une émergence de l’Impersonnel dans le personnel, ici et maintenant.
Il n’y a plus de réputation à défendre, plus d’image de soi à soutenir. Une incommensurable autorisation à expérimenter les multiples facettes de la vie se fait jour. Les efforts pour tenter d’être bien, correct, pertinent, adapté, fort, etc. sont remplacés par une acceptation inconditionnelle de ce qui est. Le juge intérieur a disparu au profit d’une présence aimante.
Les expériences vécues par ce nouvel ego mature s’effaceront au fur et à mesure qu’elles se produiront, ne laissant aucune trace.
L’émouvante beauté de l’être humain réside dans le fait que la sagesse du cœur ne s’acquiert pas soudainement, mais au fur et à mesure de l'embrasement du contenu de la conscience par l’amour inconditionnel. L’amour transperce chaque création pour révéler le Soi. L’ouverture du cœur trouve son apogée lorsqu’il est réalisé que tout, absolument tout est Soi. 
Si l’éveil à Soi est soudain, l’ouverture du cœur est un processus qui s’étale dans le temps. Elle consiste à embrasser chaque objet perçu comme n’étant pas Soi et à l’aimer jusqu’à ce qu’il soit évident qu’il est Soi. 

Toute voie spirituelle n'aboutissant pas à l'ouverture du cœur n'est ni complète, ni satisfaisante.

Croire que l'éveil met fin au personnage est un leurre. Lorsque la conscience se désidentifie du personnage, l'ego change de position. Il cède la place de pseudo maître et prend celle de disciple. Il ne disparaît pas et n'en est pas transformé pour autant. Les mémoires qui n'ont pas été effacées, ne le seront pas avec l'éveil. Leur impact est certes amoindri, mais elles restent actives tant qu’un travail n’aura pas été effectué.
Affirmer ne pas exister, qu'il n'y a rien à faire, réprimer ses désirs et ses besoins, refuser de changer ses croyances obsolètes et limitantes se déclinent au travers d'un style de vie très particulier chez les personnes habitées par ces croyances. Désengagées de leur vie et certaines d'être sur une voie spirituelle aboutie, elles font l'expérience d'un lâcher-prise total qui laisse peu de place à la créativité, à la joie et au sentiment d'accomplissement. Si le lâcher-prise a sa raison d'être dans une démarche spirituelle, il ne doit cependant pas prendre tout l'espace. Pour éviter ce déséquilibre, l'aspect yang doit y avoir sa place au travers des choix, décisions et actions.
L'étape du déni de l'individualité est fréquente et peut être plus ou moins longue. Parmi les croyances qui font perdurer cette période dite "impersonnelle", peut se trouver celle d'être au bout du chemin ou d'avoir atteint un niveau exceptionnellement élevé ne pouvant être dépassé. Certaines personnes ayant du mépris pour leur humanité préfèrent la nier et s'en couper. Dans ce cas, l'identité de cet ego est "non-être" ou "non-existence". Dès lors que la conscience voit le déni de soi, elle réintègre le personnage et peut s'atteler à sa transformation.

Je n'adhère pas aux voix spirituelles stipulant que le but du chemin est de se fondre dans l'Être, Bouddha ou Dieu pour finalement disparaître en Lui. Je suis cependant en phase avec une spiritualité qui invite à :
•  être présent ici et maintenant,
•  assumer totalement tous les aspects de soi, humain et divin,
•  vivre en conscience,
•  réaliser les désirs de son cœur,
•  jouir pleinement la vie,
•  intégrer les expériences passées qui créent une dualité intérieure.

L'éveil n'est pas une finalité, c'est une réparation, c'est retrouver son état naturel. Nous nous sommes identifiés à un petit ego enfermé, limité et coupé du tout, et soudain, nous découvrons que nous sommes Présence silencieuse et aimante. Cette découverte n'annule pas notre individualité, mais permet de la vivre de façon plus riche, plus vraie et sans séparation. Vivre notre humanité en conscience et en jouir pleinement ne s'oppose pas à l'éveil, c'est son prolongement.

Peu importe le chemin, tous les chemins se valent. L'important est de suivre un chemin qui a du cœur. Carlos Castaneda

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